En attendant la douceur. 13 août 2013

Jean-Yves Loude. 13 août 2013

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Maman vierge

Mariette annonce qu’elle expose sept cents (700) poupées. Chiffre rond comme ventre de femme enceinte. Et avertit qu’une fois la sept-centième confectionnée, elle s’arrêtera, qu’elle passera à autre chose. Faux. Elle continue. Elle façonne déjà d’autres poupées emmaillotées. N’y voir aucune obsession de sa part. Il s’agit du long fleuve intranquille d’un discours entamé au sortir de l’enfance, et aucune borne arbitraire ne saurait en interrompre le cours, ni le contraindre, encore moins l’endiguer… L’usage de ces verbes autoritaires, auxquels peuvent s’ajouter « limiter », « restreindre », « étouffer », « bâillonner », n’a rien de fortuit ; ils représentent les cibles favorites de Mariette, ses adversaires déclarés. Cette exposition, et, en fait, l’ensemble de sa démarche, constitue une harangue contre les formes passées et présentes de l’empêchement, de l’écrasement, de la soumission, dont les femmes, ancêtres anonymes sacrifiées et contemporaines menacées, furent les victimes au cours des siècles et des siècles. Et la messe est loin d’être dite. Comprenez : il n’y aura aucun Amen à l’évangile selon Mariette tant qu’un accord n’aura pas été conclu entre hommes et femmes pour qu’advienne enfin la douceur de la Civilisation. Mais cette mélodie, l’a-t-on seulement entendue une fois au cours de l’histoire humaine ? L’écoutera-t-on un jour ? L’affaire est à suivre.

Reprenons.
Les sept cents poupées de Mariette parlent haut et fort, ont la langue bien pendue, car, justement, elles ont la bouche cousue. Elles manifestent et contestent, d’autant plus qu’elles ont pieds et bras liés. Elles ruent dans les brancards, toutes ficelées qu’elles sont. Elles hurlent à la vie alors qu’elles sont fagotées comme des momies. On peut les traiter de provocantes, d’exhibitionnistes, d’indécentes, ainsi parées de symboles sacrés fichés dans leurs aubes ou décorées de petits crucifix émergeant de leurs robes virginales, alors qu’il faut les voir suffocantes, engoncées dans des tissus d’interdits… Il est indéniable qu’elles souffrent, qu’elles portent sur elles la misère du monde. Toute la misère, non. Cette représentation de la douleur programmée ne concerne que la moitié de la Création : la sphère féminine. On précisera que cette critique du désordre des sociétés patriarcales méritait bien qu’une femme comme Mariette y consacrât sa vie d’artiste. On peut parler d’un défi herculéen, ou mieux pénélopien.

Elle l’a relevé. Joyeusement et amoureusement.
Mariette va bien. Qu’on se rassure. Elle n’est pas submergée par le flot des perturbations qu’elle recense. Elle n’est pas en mal d’enfantement comme une définition préalable et imprécise de son ½uvre a pu le laisser supposer. Qu’on n’aille pas croire non plus qu’elle crée, motivée par une haine revancharde, ou qu’elle tient une chronique maniaque d’agressions qui auraient marqué au fer rouge sa peau et son for intérieur. Ses poupées ne témoignent d’aucune mésaventure personnelle.
Non.
C’est plus simple et généreux.

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Mariette, depuis les premières lucidités de l’adolescence, a pris la mesure de cette malédiction protéiforme qu’on désigne par « violences faites aux femmes », sans que la société s’en indigne vraiment, au point de vouloir terrasser le dragon. Elle appartient à une fratrie (sororité) de cinq filles : le lieu idéal pour découvrir les mystères du corps féminin et, par la même occasion, pour repérer au plus vite les vols d’aigles prédateurs tournoyant au-dessus des appâts de la sensualité. Mariette a été mise en garde, instruite des risques, sensibiliser aux peurs ; elle a reçu l’héritage honteux de la subordination de la femelle au mâle, transmis sous les jupes en dentelles des aïeules. Il y a des phrases déformatrices dont on a peine à se remettre, des rabâchages comme : Se taire, se taire, toujours se taire… Il est si dur de se faire entendre quand on est femme… Il n’y a pas de juste milieu : soit nonne, soit pute… Si un fils court les filles, c’est un Dom Juan. Une fille attirée par les garçons a forcément le diable au corps… et cetera, ad nauseam.

Premier stade de l’apprentissage. Disons, le cycle du Primaire.
Mariette peignait depuis le temps de ses neuf ans des grandes toiles de Vierge à l’enfant, des maternités heureuses aux couleurs riantes. À défaut de télé absente du foyer, elle allait au catéchisme pour le plaisir de dessiner des décors aux histoires fantastiques de la Bible. Son père, peintre, graveur, éditeur, responsable de sa vocation, expert en délires poétiques, l’emmenait partout « en chine », sur le continent des brocanteurs, dans les friches de cimetières, à la recherche d’objets insolites. Très tôt, elle réclama à son créateur et collectionneur de père des statues de Marie en plâtre polychrome, des roses mortuaires vernissées, en vue d’élaborer ses propres cabinets de curiosités. Il les lui achetait. Elle aimait fréquenter les églises pour y détailler les tenues des anges, les auras des saintes, et féliciter l’ensemble du personnel mythologique pour leur participation fantastique à la vie.

Cependant, l’innocence ne résiste pas aux affres de la puberté, noyée dans l’idée de péché et de culpabilité. Fini l’onirisme de l’enfance. On ne dira jamais assez combien les filles sont conditionnées par ces avertissements qui vrillent les tympans : avortement, fausse couche, agression sexuelle, viol, lâcheté des hommes, fuite sans vergogne des géniteurs. Tout ce ressac de mots obsédants que ramènent faits divers, rumeurs, clabaudages, articles, cris et chuchotements.
Mariette grandit dans cette terreur-là.

L’homme n’est pas un loup pour l’homme, mais il l’est bien pour la femme.
Finies les toiles sereines de Marie maternant l’enfant Jésus.
Ainsi naquirent les poupées, une à une, petit à petit, de plus en plus, jusqu’à l’envahissement, pour en arriver à cette exposition où elles sont légions, accrochées aux murs, en pyramide, sous perfusion, sous cloche, leurs têtes sans traits ou leurs visages grimaçants braqués sur le spectateur, lançant des SOS, des appels à une prise de conscience sur la condition pessimiste des femmes qui n’a jamais rendu optimiste celle des hommes.

Pour engager le combat, croiser le fer, Mariette se fait chirurgien, revendiquant un métier qu’il faut arracher aux hommes, réticents à lâcher le glorieux scalpel (sauf dans les mains d’assistantes ou d’infirmières). Le bloc opératoire de Mariette se confond avec son atelier. Déjà, elle concurrence le démiurge (grande figure de la pensée phallocrate), façonne ses créatures, la plupart dans du textile blanc, en cohérence avec les langes, les bandages, et surtout les trousseaux de grand-mères (penser aux camisoles de nuit fendues à l’endroit du sexe pour que triomphe le devoir de procréation aux dépens du droit à la jouissance). C’est alors seulement, quand la poupée apparaît complète, que Mariette opère, ouvre, fend, découpe, pratique des césariennes, fouille la matrice, met en évidence les atteintes à l’intégrité du corps de la femme, victime d’un ordre moral établi dans son dos, les jambes écartées. Ensuite, elle recoud patiemment les déchirures, suture, non sans avoir rempli les orifices de viscères hautement symboliques. Sortent des ventres (la béance privilégiée), de petites têtes aux yeux à nouveau bandés, des pieds et des mains agités (qui font des pieds et des mains pour se faire remarquer), des foules de visages microscopiques, des bébés bons pour le service des tranchées, l’oeil globuleux de la conscience et du remord, une humanité génétiquement stigmatisée par la violence, des mater dolorosa, et des Christ, beaucoup de Christ à leur tour bâillonnés. Comme si le ventre de la femme était devenu un Golgotha, mont du perpétuel sacrifice.

Mariette se défend de blasphémer, de malmener les signes du sacré. Elle opère un mythe vieux de deux mille ans, devenu, à force d’injustices, inopérant. Elle espère réparer un corps social en dispute avec lui-même depuis que l’hémisphère mâle de son cerveau a pris le contrôle de son hémisphère femme. Il n’en fut pas toujours ainsi. Se souvenir que l’humanité naissante reconnut l’essence divine en glorifiant d’abord la femme, façonnant des déesses de fécondité à son image, fessues et ventrues. Ceci, bien avant que les ombrageux dieux chtoniens et leurs fracassants cousins ouraniens ne viennent semer l’orage de la discorde dont aucun bulletin météo ne nous annonce le terme, surtout après un long épisode de perturbations monothéistes, davantage marqué par les feux de la colère et de la guerre que par la rosée d’amour.

Alors, sans s’écarter de la sphère du religieux, on pourrait conclure que l’ensemble des sept cents poupées de Mariette renvoie aussi une vision parodique du bazar pagano-marchand de Lourdes (une des sources d’indignation de l’artiste) ou rappelle les murs excessifs, couverts d’ex-voto, des cultes populaires brésiliens. Donc, parions qu’à force d’exposer les blessures et agressions faites aux corps des femmes, Mariette parvienne à obtenir réparation et guérison de la grande âme humaine. Mais, auprès de quelle divinité cachée dépose-t-elle sa requête ? Ce secret lui appartient. Mariette, artiste, comme tout être profondément inspiré, jouit de pouvoirs médiumniques. Cela s’entend.